Mon regard a le pouvoir d’enfermer ou de libérer, l’autre ou moi-même… de fermer ou d’ouvrir la relation. Le deuxième grand secret de la transition est donc le changement de regard. Ma capacité à traverser la crise et à entrer dans la transition dépend du regard que je porte sur moi, sur les autres, sur le monde.
Cet article fait partie d’une série sur les « 7 clés de la transition » que vous trouverez sur www.le-blog-des-leaders.com .
Dans le premier article, « le monde de l’entreprise est en pleine transition » (4/2019), nous avons vu que parler de transition implique avant tout d’avoir pris acte que nos personnes, nos entreprises et nos sociétés vivront, dans les années qui viennent, des bouleversements… sources d’inconforts mais aussi d’un énorme potentiel de création et de Vie. Nous ne pourrons pas les éviter mais nous pouvons nous préparer à les traverser…
Le deuxième article, « 1ère clé de la transition : Me brancher sur mes moteurs » (6/2019), nous a montré combien la transition vient nous reconnecter à nous-mêmes et aux autres. Elle nous invite à un triple mouvement :
- Conscientiser nos moteurs, c’est-à-dire nous demander ce qui nous fait vibrer ;
- Les mettre en relation avec ceux des autres ;
- Oser nous engager en acceptant l’inconfort de ne pas tout contrôler.
Nous abordons maintenant la « 2ème clé de la transition : Tout part du regard ». Vu sa densité et son importance, j’ai décidé de la partager en 3 parties.
Cette première partie vous introduira au lien entre notre regard et la violence : comment notre regard peut blesser, voire détruire, nous-même, l’autre, la relation, nos équipes, nos projets ! Où commence la violence ? Bien plus tôt que là où nous avons l’habitude de la voir et la nommer… Mais, bonne nouvelle, plus on la démasque tôt, plus c’est facile d’en sortir.
Dans la seconde partie, nous approfondirons les mécanismes qui ferment la relation pour apprendre à les repérer. Nous parlerons aussi du processus d’évolution et d’apprentissage de l’être humain.
Dans la troisième, nous apprendrons à faire tomber les murs qui nous séparent, à les transformer en ponts, afin de vivre des relations ouvertes, vraies et vivifiantes… à sortir de la violence !
Je vous propose de commencer par un petit conte : La Cité des Miroirs
Il était une fois une vieille dame assise à l’entrée d’une ville du Moyen-Orient.
Un jeune homme s’approcha d’elle et lui dit :
– « Je ne suis jamais venu ici. Comment sont les gens qui vivent dans cette ville ? «
La vieille dame lui répondit par une question :
– « Et comment étaient les gens dans la ville d’où tu viens ? »
Le jeune homme s’exclama :
– « Égoïstes et méchants. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’étais bien content de partir ! ».
La vieille aux cheveux gris poursuivit :
« Eh bien, tu trouveras les mêmes personnes ici. »
Un peu plus tard, un autre jeune homme s’approcha et lui posa exactement la même question.
– « Je viens d’arriver dans la région. Comment sont les gens qui vivent dans cette ville ? »
La vieille dame interrogea de même :
– « Dis-moi, mon garçon, comment étaient les gens dans la ville d’où tu viens ? »
Le jeune homme sourit :
-« Ils étaient bons et accueillants… honnêtes aussi. J’y avais de grands amis ; j’ai eu beaucoup de mal à m’en éloigner ».
Alors la vieille dame répondit :
« Eh bien, tu trouveras les mêmes personnes ici »…
Un marchand qui faisait boire ses chameaux non loin de là avait entendu les deux conversations. Dès que le deuxième jeune homme se fut éloigné, il s’adressa à la vieille dame sur un ton de reproche :
-« Comment peux-tu donner deux réponses complètement différentes à la même question posée par deux personnes ? »
Alors la dame aux cheveux gris s’expliqua, avec empathie et compréhension :
« Celui qui ouvre son cœur change aussi son regard sur les autres. Chacun porte son univers dans son cœur. »
Ce conte, un fameux miroir pour chacun de nous, montre bien combien « tout part du regard »…
Sommes-nous toujours conscients de ce que porte notre regard ?
Face à la crise, point de départ de la transition, le premier risque qui me guette est de tomber dans la dualité et d’ériger des murs pour me protéger : voir, analyser le monde et les personnes qui m’entourent en termes de bien/mal, fort/faible, amis/ennemis, blanc/noir, nouveau monde/ancien monde, etc…
On pourrait comparer notre regard à la lumière de notre vie, de notre corps, celle qui éclaire notre intérieur; mais aussi à la lumière que nous projetons sur les personnes, les situations et le monde qui nous entourent.
Atteindre le bonheur authentique exige de transformer
à la fois le regard que l’on porte sur le monde
et sa manière de penser. Le XIVe dalaï-lama.
Une image m’a parlé cet été : j’étais en montagne, c’était un jour gris, les nuages avaient tout envahi, il faisait humide, l’ambiance était lourde et triste… Puis, tout à coup, tout s’est éclairé, l’astre solaire est apparu par transparence, tout s’est mis à chanter, à briller… Danse des nuages avec les roches et les arbres, blancheur aveuglante qui rendait tout si beau… Puis, des nuages hors de ma vue, beaucoup plus haut dans le ciel, ont masqué à nouveau le soleil !
Y a-t-il un secret pour faire apparaître le soleil, la lumière dans notre vie et nos relations ?
Je vais vous parler de notre regard à partir d’un outil simple et pourtant tellement puissant : la Roue du Changement de Regard (RCR). Imaginé par Isabelle Eliat[1], cet outil est composé de deux disques :
– le premier en carton avec une moitié verte sur laquelle est écrit : « Moi », et l’autre moitié blanche sur laquelle est écrit : « L’autre » ;
– le deuxième en plastique transparent avec une moitié laissée transparente et l’autre rayée.
Ces deux disques sont superposés. Ils tiennent ensemble et tournent grâce à leur axe central.
Notre regard a été formé. Ou plutôt déformé…
Quand nous allons bien, quand nous réussissons, nous nous sentons, nous nous voyons comme tout transparent… De par notre éducation et notre environnement, nous avons intégré ce « tout transparent » comme un idéal, un objectif : sois beau, intelligent, fort, riche, parfait, bref « sois tout transparent ! »
À tel point que, quand nous n’allons pas bien, quand nous vivons un échec, quand nous avons fait une erreur, nous avons tendance à nous voir, à nous sentir comme « tout rayé ». Le rayé prend toute la place, il nous envahit, nous ne voyons plus que lui !
Certains ont tendance à se voir plus facilement « tout transparent ». Ils ont créé un mécanisme de défense très efficace : dès que leur rayé apparaît, ils le projettent sur les autres ou sur l’environnement. Certains sont tellement entraînés qu’ils ne voient même plus « leur rayé ».
D’autres se perçoivent spontanément comme « tout rayé », à tel point qu’ils se chargent souvent de « rayés » qui ne leur appartiennent pas.
La majorité d’entre nous passons notre vie à alterner les positions (tout transparent et tout rayé). Avec des périodes fastes et des périodes sombres.
Le monde autour de nous fonctionne aussi de cette façon. Dès notre plus jeune âge, notre imaginaire collectif est colonisé par une vision où il y a des bons et des méchants, dans les contes et les histoires. Notre regard d’adulte reste sans cesse nourri par cet imaginaire simpliste. Ouvrons nos télévisions, nos journaux ou Internet et regardons comment les personnes et les événements nous sont présentés : soit sur leur face toute transparente, soit sur celle toute rayée ! Ce n’est plus étonnant dès lors d’entendre une étudiante demander à son prof de lui rappeler « laquelle des deux Corée est la gentille ? »
Ce mode de fonctionnement nous est tellement naturel qu’il imprègne nos relations aux autres, aux groupes, au monde.
Chacun possède des qualités – il suffit de vouloir les rechercher. À partir de là, admettez que votre vision complètement négative d’un être est due à votre propre perception, fondée sur votre projection mentale,
plus qu’à sa véritable nature. Le XIVe dalaï-lama
Avant de voir comment cela se traduit dans les mécanismes de la relation, laissons Martin Luther King nous faire une révélation essentielle… Un secret dans le secret.
Il a montré mieux que quiconque le mécanisme de la violence : chaque fois que je réduis l’autre au mal (objectif) qu’il a commis ou à ce que je lui reproche (subjectif), que je l’identifie à ce mal, que je ne vois plus que cela en lui, je fais le jeu de la violence ![2] Martin nous dit : qui qu’il soit, quoi qu’il ait fait, il est plus que ce « rayé » auquel je l’identifie !
Cela nous est parfois très difficile, voire impossible, de
voir « un transparent » chez certaines personnes. Comme cette femme espagnole
qui était très marquée par le viol collectif survenu dans sa ville de Pampelune.
Elle me disait : « je ne parviens pas à voir le transparent dans ces jeunes ! »
Et pourtant, ce n’était pas faute d’essayer ! Je lui ai proposé :
« Imagine que l’un d’eux est ton fils… Rappelle-toi ce que vous avez vécu
une semaine, un mois, un an avant ce drame… » Nous n’avons souvent pas la
connaissance des éléments concrets quand il s’agit de « grands malfaiteurs »
que nous n’avons jamais côtoyés. L’essentiel est de ne pas les réduire aux
actes abominables et inacceptables qu’ils ont commis. Comme le dit la chanson
de Corneille, un chanteur rwandais qui a perdu toute sa famille dans le
génocide : ils ont tous une mère, une femme, une sœur qui les a aimés, qui
a vu en eux autre chose que « le monstre ».
Comprenez-moi bien : il ne s’agit en aucun cas de les excuser, ni de leur
trouver des circonstances atténuantes. Il s’agit bien plus de ne pas se laisser
contaminer, entraîner dans le courant de leur violence, ne pas entrer dans le
mimétisme.
René Girard[3] analyse à merveille la suite du processus. Une fois la personne identifiée au rayé, nous cherchons à nous en débarrasser croyant ainsi nous débarrasser du mal. Nous pensons alors pouvoir continuer comme avant, la conscience tranquille, sans trop nous remettre en question. En réalité, le germe de la violence est toujours là. C’est ce qu’il a nommé, au niveau collectif, « le phénomène du bouc émissaire » par lequel se perpétue la violence. Au niveau individuel, nous mettons aussi en route, souvent inconsciemment, ce mécanisme d’exclusion et d’autojustification. De la sorte, nous participons à la violence que nous prétendons stopper !
Peut-être êtes-vous étonnés de ce lien entre notre regard et la violence ?
En effet, pour beaucoup, la violence fait référence à des comportements, souvent agressifs et assez extrêmes, toujours destructeurs : quand on crie, on injurie, on exclut, on frappe, toute la violence physique et bien sûr armée, mais aussi la violence des plus forts, qui par des mots ou des violences structurelles en écrasent d’autres, souvent à leur propre profit, etc.
Ma liste est incomplète mais elle permet de visualiser ce sur quoi nous sommes très majoritairement d’accord, ce que j’appellerai « la pointe visible de l’iceberg de la violence » : tous ces comportements ou ces structures qui détruisent l’être humain, à petite ou à grande échelle… tout ce qui, à une époque donnée et dans une civilisation donnée, dépasse le niveau de l’acceptable (le niveau de l’eau).
Cette deuxième clé, « tout part du regard », et le lien entre notre regard et la violence, nous amènent beaucoup plus en profondeur pour découvrir la part invisible de l’iceberg. Elle nous invite à nous interroger.
Où commence la violence ?
La violence commence chaque fois que je réduis moi-même ou l’autre à sa part de rayé… J’ai un rayé, il a un rayé à mes yeux… Et voilà que ce rayé prend toute la place, il envahit tout.
Tant que vous ne sentez pas : IL EST DIFFÉRENT, IL EST UNIQUE,
IL EXISTE DANS SON DROIT, il ne peut y avoir de relation.
Svami Prajnanpad.
Nous ne nous situons pas au niveau des idées, mais bien au niveau de notre ressenti profond.
En effet, dans toutes les traditions religieuses et philosophiques, il y a des courants qui affirment que tout homme a en lui une part de lumière, de beauté, de vérité : de « transparent »… Et qu’il a aussi une part d’ombre, de limite : de « rayé ».
Ces courants, ainsi que beaucoup d’outils de développement personnel, ont pris de l’ampleur et ont eu de plus en plus de rayonnement depuis le dernier tiers du XXe siècle. Le monde s’est fortement décompartimenté et la valeur de l’homme, quelles que soient ses origines, a fait du chemin. Il y a aujourd’hui plus de tolérance et de respect des différences. C’est une des évolutions positives de notre monde, en partie due à la mondialisation, aux mélanges des populations.
Ce n’est pas pour rien que ces courants spirituels affirment cette complexité de l’être humain. Spontanément, nous réagissons en effet d’une façon beaucoup plus primaire, instinctive, réactive :
Que se passe-t-il en moi, dans mon regard et dans mes « tripes », lorsque je suis en difficulté, en conflit avec moi-même ou avec quelqu’un d’autre ?
La plupart du temps, je pense, je parle, j’agis comme si l’une des deux parties en conflit est « toute rayée » et l’autre « toute transparente ».
J’enferme celui que je vois tout rayé, que ce soit l’autre ou
moi-même. Il devient un ennemi que
je cherche à éliminer au lieu d’être un adversaire qui me fait grandir dans la
relation.
Je le (me) mets en prison, derrière des barreaux…
Entre nous, je construis un mur ou un
fossé (représenté par la superposition des 2 barres, celle qui sépare moi
et l’autre avec celle qui divise le transparent et le rayé, toutes les 2 en
position verticale).
La tolérance mutuelle est donc la règle d’or de notre conduite. Il va
de soi en effet que nous ne serons jamais tous du même avis et
que la Vérité nous apparaîtra de manière fragmentaire selon des
points de vue différents. La conscience ne nous parle pas à tous
d’une façon identique. Sans doute est-elle un excellent guide
pour chacun; mais vouloir imposer aux autres les règles de
notre conduite individuelle, serait une entorse intolérable à la liberté de conscience. Gandhi.
Avant d’aller plus loin, je vous propose de suspendre votre
lecture ici et de regarder votre vie, vos relations à vous-même, aux autres, au
monde avec cette clé de lecture !
Peut-être est-il difficile pour vous d’accepter le réel de vos relations. Je
vous encourage pourtant à oser observer sans juger : ce que vous allez
observer n’est ni bien ni mal. C’EST. Tout simplement.
La Roue Changement de Regard va soit confirmer quelque chose que vous saviez
déjà, soit en affiner la compréhension, soit vous révéler votre part de
violence. Vous n’êtes pas anormal, pas meilleur ou pire que d’autres… Peut-être
étiez-vous seulement inconscients de certains de vos modes de fonctionnement.
Grâce à la Roue, vous devenez plus conscient…
C’est le premier pas de toute évolution. Et le premier pas de la transition !
Pour ma part, je pensais ne pas être violent et je croyais ne pas avoir d’ennemi. Dans les deux cas, j’en avais une conception assez extrême. Je voyais la violence uniquement dans cette pointe visible de l’iceberg et un ennemi comme quelqu’un qui m’en veut au point de me persécuter.
Quand j’ai commencé à regarder ma vie et mes relations avec la Roue du Changement de Regard, j’ai découvert ma propre violence : comment je participe à construire des murs, qui me font par ailleurs souffrir ; comment ma femme, mes enfants, moi-même, mes amis et mes collègues sont régulièrement mes ennemis (au sens de la Roue), c’est-à-dire ceux que j’enferme dans une vision toute rayée ! Découvrir que « je suis violent » ou que « j’ai des ennemis » est habituellement vécu comme un échec, voire une catastrophe… parce que, même si notre attitude n’était pas si extrême, dès que notre rayé apparaît nous avons tendance à lui laisser prendre toute la place.
C’est pour cela que j’insiste sur le fait de ne pas nous juger. Ne laissons pas la prise de conscience, point de départ de tout chemin de transition, se muer en crise de culpabilité, qui risque de nous bloquer, de nous immobiliser. Pour moi, cette prise de conscience fut le départ d’une fantastique aventure de libération… d’une transition qui a changé ma vie et m’a rendu beaucoup plus Vivant !
Je me rappelle d’une dame de 91 ans, qui avait eu de grandes responsabilités dans la vie. Elle terminait une session de trois jours avec nous, elle était rayonnante. Elle avait rajeuni d’au moins dix ans. La source de toute cette joie et de cette énergie, elle la clamait à tous ceux qu’elle croisait : « J’ai découvert que je suis violente ! » Et cette découverte, disait-elle, lui ouvrait des voies insoupçonnées : « Ah, si je l’avais su plus tôt ! Mais je n’ai plus de temps à perdre », et elle énumérait toutes les rencontres qu’elle avait hâte d’organiser.
Développer un regard sur moi et sur les autres, qui ouvre à la diversité et à la complémentarité, permet l’inclusion au lieu de l’exclusion, et fait émerger la créativité et la résilience.
Si vous désirez continuer à découvrir la Roue du Changement de Regard, voici la suite : les trois mécanismes qui bloquent nos relations
Cet article vous a inspiré ? Likez-le et forwardez-le à votre réseau et laissez votre commentaire ci-dessous.
Je vous souhaite de découvrir comment parfois vous vous enfermez ou vous enfermez d’autres et de le vivre comme le début d’une libération !
Benoît
[1] Isabelle et Bruno Eliat-Serck ont écrit Oser la relation… exister sans écraser (Lyon et Namur, Chronique sociale et Fidélité, 2006, 2e éd. 2011), pour approfondir cet outil tant au niveau de « son emploi » que de « son esprit ».
[2] Martin Luther King, La Force d’Aimer, Casterman, 1965, chap. V, p. 63-74.
[3] René Girard, Le Bouc émissaire, Le livre de Poche
0 commentaires