Porter son regard sur le voyage plutôt que sur la destination
Face au risque de se rigidifier, nous apprendrons à être souple, à lâcher prise… Nous explorerons une posture qui permet aux changements d’advenir, qui se centre sur le voyage plutôt que sur la destination… qui ne focalise pas sur « l’échec apparent ».
Cet article est le 6ème d’une série sur les « 7 clés de la transition » que vous trouverez sur www.le-blog-des-leaders.com . Les trois articles précédents nous ont permis de rentrer dans la 2ème clé de la transition. Nous avons découvert que la violence commence bien avant ce que nous avons l’habitude de nommer violence : chaque fois que je divise le monde en deux, que j’enferme l’autre dans son rayé prenant toute la place… ou bien que je m’enferme moi-même dans mon rayé, laissant toute la place à l’autre. Tout part du regard : il emprisonne ou libère… Devenir conscient des mécanismes qui ferment la relation… Et Transformer les murs qui nous séparent en ponts… Voilà le chemin que nous avons parcouru ensemble !
Sur le chemin de transition, le deuxième risque que j’encoure est de me rigidifier et du même coup de devenir très vulnérable. Mu par l’instinct de me défendre, la volonté de ne pas paraître faible, je résiste au lieu de danser avec la vie. Je crois être fort mais c’est l’inverse qui se produit. Je me coupe ainsi de moi-même, de l’autre et du flux de la vie.
Apprendre à danser avec la vie
Dans la vie, quand quelqu’un ou quelque chose d’extérieur nous agresse, quand une émotion ou une pensée intérieure nous submerge, notre premier réflexe est de nous défendre et de résister. Cette résistance nous amène immanquablement à nous rigidifier ! Nous avons l’illusion d’être plus fort, alors qu’en fait nous devenons extrêmement fragiles. Il en est de même dans la relation.
Si vous faites un art martial, ou si vous avez déjà fait ce genre d’exercice, vous avez probablement expérimenté la facilité avec laquelle on déséquilibre quelqu’un qui se rigidifie et qui résiste de toutes ses forces… Même s’il est beaucoup plus grand et costaud ! Il sera surpris de son incapacité à résister et à ne pas être déstabilisé par une simple poussée de quelqu’un beaucoup moins fort que lui.
Vous ne pouvez pas arrêter les vagues, mais vous pouvez apprendre à surfer.
Joseph Goldstein
Les mécanismes de base de la relation violente (cf. articles précédents) sont des façons de résister.
Quand quelqu’un me « raye » :
- soit je me justifie (je défends mon « transparent ») ;
- soit je contre-attaque (je raye l’autre) ;
- soit je fuis la relation, j’évacue ce que l’autre m’exprime et ne prends pas le temps d’exister, vite j’essaye de tout solutionner d’un coup de baguette magique.
- soit je capitule, je m’écrase, parfois après avoir résisté un temps, parce que ce qui m’agresse me semble trop fort (je me raye).
Je vous propose d’observer vos réactions quand quelque chose vous agresse.
D’apprivoiser votre façon de résister ou de capituler.
Sans vous juger… Avec bienveillance…
A l’opposé, si je suis souple comme un roseau, quand l’autre essaiera de me déséquilibrer, je vais accueillir sa poussée sans résister et expérimenter une grande stabilité ! Il en est de même dans la relation. Si j’accueille le point de vue de l’autre avec souplesse, comme l’expression de ce qu’il est et ce qu’il vit et non d’abord comme une menace à mon encontre, alors je peux danser avec la vie.
La vie est un mouvement ; plus il y a de vie plus il y a de flexibilité, plus vous êtes fluides plus vous êtes vivant.
Arnaud Desjardins
Toute transition nous confronte à « l’échec apparent »
La transition nous amène à vivre des expériences nouvelles, nous risquons de nous sentir petit, souvent maladroit. Nous n’aurons sûrement pas 100 % de réussite, d’une part à cause de notre inexpérience et d’autre part en raison de la liberté de l’autre, des autres.
La psychologie systémique a très bien montré que la relation fonctionne comme un système. Lorsqu’un élément du système change, l’ensemble va rechercher un nouvel équilibre. Nous n’avons pas de télécommande sur les autres pour déterminer à distance la façon dont nous voudrions qu’ils réagissent. Cependant, si nous voulons changer le système relationnel, nous avons un outil fantastique, que nous sommes les seuls à posséder : nous pouvons commencer par nous changer nous-mêmes. Bien sûr, l’autre, les autres ne réagiront pas nécessairement comme nous l’avions espéré. Leur liberté, leur histoire et leurs différences entrent en compte. Mais nous aurons réussi à sortir de l’immobilisme. Quelque chose sera mis en mouvement…
À ce stade, le résultat n’est pas primordial, l’enjeu est notre capacité à rester en mouvement et donc à accueillir l’échec, la résistance de l’autre et/ou la nôtre… Dédramatiser quand nous avons repris notre vieux réflexe de résistance et que nous avons été si facilement déséquilibrés ! Ce n’est pas grave, cela fait partie du passage, c’est une contraction d’accouchement.
Regardez le petit enfant qui fait ses premiers pas. S’il était découragé, voire catastrophé, à la première chute, s’il ne voulait pas se relever et réessayer, il ne marcherait jamais !
Le mouvement même qu’il doit mettre en place pour se relever participe activement à l’acquisition de l’équilibre qui va lui permettre de marcher. Je n’ai jamais vu un adulte dire à un petit enfant qui apprend à marcher :
« Tu es nul, laisse tomber, ce n’est pas la peine, tu n’y arriveras jamais ! »
Alors pourquoi, une fois adulte, le faisons-nous avec nous-même et avec les autres ?
Nous avons pour la plupart une image incorrecte de la façon dont se produit le changement, héritée d’une vision mécaniste. Comme si tout peut et doit être analysé, prévu et planifié soigneusement et qu’ensuite on peut exécuter étape par étape. Quelle que soit notre intelligence et notre intuition, nous ne pouvons pas prévoir ce qui va se passer quand nous introduisons des changements… et donc dans toutes les transitions que nous, nos organisations et notre société vivent.
Je viens de le vivre dans une entreprise dont la maison mère est en Belgique et qui a trois filiales en France. Les dirigeants ont tous commencé il y a un an à introduire de la facilitation de réunions en intelligence collective. Leur objectif était de donner plus de place à chacun, de développer la participation, la collaboration, les initiatives, la responsabilisation et la confiance aussi. Dans un premier temps, cela a bien pris dans deux des filiales françaises, générant des groupes de travail et des changements se traduisant en enthousiasme et en une nouvelle énergie. Par contre, en Belgique et dans la 3ème filiale, les résultats étaient décevants : on donne de l’espace aux collaborateurs et ils ne le prennent pas ou à minima… cela semble grippé ! Dans les deux cas, « succès ou échec », cela a poussé les dirigeants à être plus « sur le terrain, en dialogue avec leurs collaborateurs » et à travailler sur eux-mêmes, sur leur posture, sur la façon dont ils accueillent ce qui est. C’est un des facteurs essentiels qui va « gripper ou dégripper » la situation. Un an plus tard, la situation est inverse : il y a une belle énergie, de la participation et des résultats concrets en Belgique et dans la 3ème filiale ; alors que les deux autres filiales vivent un net ralentissement à ces niveaux…
Processus identiques, réactions et résultats différents !
Frédéric Laloux, auteur du livre « Reinventing organization », parle très bien dans une capsule vidéo de la clé pour bien vivre ces passages.
Il parle d’un groupe de consultants qui avaient réussi à aider environ 50 organisations à adopter l’autogouvernance. Il a été frappé de la façon dont la plupart des consultants parlaient de cela, malgré leurs succès, comme d’un voyage vraiment difficile. Se plaignant que la plupart des gens ne semblent pas équipés pour faire face à la responsabilité de l’autogouvernance et comment le système éducatif ne les a pas préparés à cela… Le fondateur de ce groupe en parlait d’une manière très différente ! Pour lui, c’était amusant, il adorait cela ! Et pourtant, ils rencontraient les mêmes difficultés. L’hypothèse de Frédéric Laloux est que les gens qui voient ceci comme un voyage difficile ont en tête le but final. Ils comparent tout avec ce qu’ils ont en tête : tout ce qui est sur le chemin n’est pas encore ce qu’ils voudraient que ce soit. Cela ne colle pas à leur idéal, ils ont cette image de la perfection en tête. Ils voudraient déjà être là où l’autogouvernance est censée les emmener. Ils voudraient que les gens soient déjà capables d’accéder à leur profondeur dans les relations. Le fondateur, de l’autre côté, paraissait juste se réjouir du voyage… Tout à coup une conversation éclate : « Tout ceci ne mène nulle part », entend-on. « Une personne montre des signes de résistance… Et bien super ! Ayons cette conversation ! », pense le fondateur et cela lui permet de se connecter à cette personne. Il est dans la posture : « Jouons ! Voyons où cela mène. » (c’est-à-dire : dansons avec la vie !) Et donc le voyage lui-même devient une aventure, le voyage devient agréable. Ce sont deux façons très différentes de l’envisager (qui portent en elles et sèment des énergies très différentes).
Et vous, nous demande Frédéric Laloux : quel regard portez-vous sur ce voyage ? (Sur la transition à laquelle vous participez ?) Bien sûr, il n’y a pas de bonne ou mauvaise réponse… Plutôt une invitation à avoir de plus en plus le même regard que le fondateur… Il s’agit simplement d’une aventure… Même les moments difficiles peuvent être porteurs de beaucoup de sens, d’apprentissages et même de joie…
N’y a-t-il pas un aspect de jeux, de curiosité, de légèreté à ajouter au voyage ?
Et, souvenez-vous, la vraie raison pour laquelle vous vous êtes engagés dans ce voyage, ce n’est pas pour cet idéal que vous souhaitez atteindre, mais parce que l’ancienne manière n’est plus quelque chose que vous pouvez vivre. Alors, si vous comparez à quelque chose, comparez-le avec l’ancienne manière que de toute façon vous ne voulez plus vivre… Ne comparez pas avec un idéal parfait, une projection hypothétique !
L’invitation de Frédéric Laloux est de considérer tout ceci comme l’aventure d’une vie !
Nous sommes ici confrontés à ce que j’appelle « l’échec apparent ».
Ce qui nous donne vie, ce qui nous semble être un chemin de transition qui mène à plus de vie, peut rencontrer l’indifférence de certains, voir même l’opposition farouche… Et aussi tous nos obstacles intérieurs, conscients ou inconscients. Le conte qui suit peut nous aider à élargir notre vision et à ne pas perdre nos énergies face à l’échec apparent.
Conte : L’histoire du pauvre paysan chinois et de son cheval blanc
Un pauvre paysan chinois suscitait la jalousie des plus riches du pays parce qu’il possédait un cheval blanc extraordinaire. Chaque fois qu’on lui proposait une fortune pour l’animal, le vieillard répondait : « Ce cheval est beaucoup plus qu’un animal pour moi, c’est un ami, je ne peux pas le vendre. »
Un jour, le cheval disparut. Les voisins rassemblés devant l’écurie vide donnèrent leur opinion : « Pauvre idiot, il était prévisible qu’on te volerait cette bête. Pourquoi ne l’as-tu pas vendue ? Quel malheur ! »
Le paysan se montra plus circonspect : « N’exagérons rien, dit-il. Disons que le cheval ne se trouve plus dans l’écurie. C’est un fait. Tout le reste n’est qu’une appréciation de votre part. Comment savoir si c’est un bonheur ou un malheur ? Nous ne connaissons qu’un fragment de l’histoire. Qui sait ce qui adviendra ? »
Les gens se moquèrent du vieil homme. Ils le considéraient depuis longtemps comme un simple d’esprit. Quinze jours plus tard, le cheval blanc revint. Il n’avait pas été volé, il s’était tout simplement mis au vert et ramenait une douzaine de chevaux sauvages de son escapade.
Les villageois s’attroupèrent de nouveau :
– « Tu avais raison, ce n’était pas un malheur mais une bénédiction. »
– « Je n’irais pas jusque-là, fit le paysan. Contentons-nous de dire que le cheval blanc est revenu. Comment savoir si c’est une chance ou une malchance ? Ce n’est qu’un épisode. Peut-on connaître le contenu d’un livre en ne lisant qu’une phrase ? »
Les villageois se dispersèrent, convaincus que le vieil homme déraisonnait. Recevoir douze beaux chevaux était indubitablement un cadeau du ciel, qui pouvait le nier ?
Le fils unique du paysan entreprit le dressage des chevaux sauvages. L’un d’eux le jeta à terre et le piétina. Les villageois vinrent une fois de plus donner leur avis :
– « Pauvre ami ! Tu avais raison, ces chevaux sauvages ne t’ont pas porté chance. Voici que ton fils unique est estropié. Qui donc t’aidera dans tes vieux jours ? Tu es vraiment à plaindre. »
– « Voyons, rétorqua le paysan, n’allez pas si vite. Mon fils a perdu l’usage de ses jambes, c’est tout. Qui dira ce que cela nous aura apporté ? La vie se présente par petits bouts, nul ne peut prédire l’avenir. »
Quelque temps plus tard, la guerre éclata et tous les jeunes gens du village furent enrôlés dans l’armée, sauf l’invalide.
– « Vieil homme », se lamentèrent les villageois, « tu avais raison, ton fils ne peut plus marcher, mais il reste auprès de toi tandis que nos fils vont se faire tuer. »
« Je vous en prie, » répondit le paysan, « ne jugez pas hâtivement. Vos jeunes sont enrôlés dans l’armée, le mien reste à la maison, c’est tout ce que nous puissions dire. Dieu seul sait si c’est un bien ou un mal. »
Lao Tseu
Est-ce un bien ? Est-ce un mal ?…
Est-ce une simple étape du chemin ? Est-ce un échec ou une opportunité ?
Quand nous vivons un « échec apparent », tout semble attester que c’est un échec…
Pouvons-nous nous dégager des apparences ?
Pouvons-nous entrer dans la confiance que tout ce qui survient concourt à notre transition si nous savons l’accueillir ?
Ce n’est que plus tard, en regardant dans le rétroviseur, que nous comprendrons peut-être. Nous verrons, derrière les apparences, ce que cet « échec apparent » a permis de dénouer, d’approfondir, de lâcher prise chez soi ou autour de soi.
L’échec, l’épreuve, la tempête ou le désert, souvent liés à un « rayé » (chez nous, chez l’autre ou dans le groupe), font partie de la traversée… Il s’agit d’entrer dans une autre expérience de ces périodes qui sont souvent vues comme négatives, qui nous font peur, que nous évitons… Il nous faut entrer dans une autre expérience de l’impuissance, de cette impression que nous risquons de nous y perdre ou que « c’est impossible »…
Quelles que soient nos sensations, agréables ou désagréables, elles ne sont jamais éternelles, elles ont un début et une fin. Les accueillir avec équanimité, simplement parce qu’elles SONT, nous aide à danser avec la vie et nous ouvre à une grande stabilité et liberté.
Pour vivre cette expérience, deux mouvements indissociables : OSER et CROIRE !
Pas seulement OSER, ni seulement CROIRE !
Nous les approfondirons dans le prochain article.
Je vous souhaite de beaucoup danser avec la vie qui vient et qui va !
Benoît
Des références pour aller plus loin:
– Reinventing Organizations, Frédéric Laloux, les Éditions Diateino, 2015 pour l’original et intégral et 2017 pour la version résumée et illustrée.
– Pour la vidéo de Frédéric Laloux sur le voyage et la destination :
https://thejourney.reinventingorganizations.com/17.html#
Photos : Pixabay ; A&B. Thiran
0 commentaires