Diriger une organisation, diriger des hommes et des femmes pour réaliser ensemble la raison d’être de l’entreprise, ce n’est pas chose facile. François de Laage de Meux, Directeur général du groupe Alcatel Alstom dans les années 80 disait à ce sujet :
« Il faut savoir unir l’amour et la compétence »
Au travers du témoignage fort d’un dirigeant d’aujourd’hui, je vous propose de tenter de comprendre ce que pourrait vouloir dire « Unir amour et compétence » dans nos entreprises.
Le 15 septembre de cette année, je participais au dixième anniversaire de la Session Lead. Cette université d’été chrétienne rassemble chaque année pendant 5 jours une centaine de jeunes professionnels et étudiants âgés de 20 à 30 ans pour se former et réfléchir ensemble aux grands enjeux de notre époque. J’y suis intervenu à plusieurs reprises en tant qu’animateur de divers ateliers.
A l’occasion de ce dixième anniversaire, Hubert de Boisredon, PDG du groupe Armor, avait été invité pour partager son expérience de dirigeant animé par des valeurs d’humanisme et un sens profond de la responsabilité sociale de l’entreprise.
Après son intervention, comme il avait cité François de Laage de Meux pendant son exposé, un des participants lui demanda d’expliquer ce que signifiait pour lui « unir amour et compétence ». Plutôt que de répondre par une explication théorique, Hubert de Boisredon préféra lui raconter cette histoire.
J’ai compris que j’étais unique à vos yeux
« C’était il y a deux ans, Gerwald, un de mes principaux collaborateurs, dirigeait alors l’activité des cartouches d’encre recyclés, Armor Print Solutions, qui comptait un millier de personnes et générait un chiffre d’affaires d’une centaine de millions d’euros. Nous avions tissé ensemble depuis des années une vraie relation de confiance.
Ce jour-là, Gerwald vient me trouver pour m’annoncer qu’il a pris la décision de quitter le groupe. Surpris et choqué, je lui demande :
– Mais pourquoi !?
– Un chasseur de tête m’a appelé, il me propose un salaire beaucoup plus important et des responsabilités sur plusieurs usines. C’est vraiment largement au-dessus de ce que le groupe peut m’offrir. Il faut que je pense à ma carrière. Je m’en vais et j’ai du mal à vous le dire parce que je vous apprécie. Mais voilà, c’est décidé, je m’en vais.
En entendant ces mots, je suis secoué, bouleversé et je commence à ressentir en moi une espèce de colère : je lui avais beaucoup donné, j’avais investi en lui, j’avais bâti des projets avec lui… Et il suffit qu’un bureau de recrutement lui fasse miroiter une opportunité pour que la décision soit prise sans même pouvoir en parler. La première réaction qui me vient est de lui dire qu’il aille se faire…
Mais je prends conscience de ce qui se passe en moi et je me pose la question :
« Pourquoi je pense cela ? Pourquoi je ressens cela ? ».
La réponse qui me vient est que, sans Gerwald, je n’allais pas réussir à redresser cette activité. Je me sentais complètement démuni et vulnérable, ce que je ne voulais absolument pas montrer à Gerwald. J’aurais pu lui dire « Je n’ai pas besoin de toi, va-t’en », mais j’ai senti que cette réaction n’était pas alignée avec mon humanité, ma foi et mes valeurs.
Au même moment je perçois que je n’ai jamais dit à Gerwald à quel point il était important pour moi et combien je l’appréciais.
En moi se jouait comme un combat :
« Hubert, vas-tu oser casser l’armure, oser te montrer vulnérable devant lui et lui dire ce que tu ressens vraiment pour lui ? »
Mais dans une entreprise, on ne peut pas dire cela à son collaborateur… De toute façon, comme il part, je n’en ai plus rien à faire. Après un moment de combat intérieur et d’hésitations, je me suis jeté à l’eau. Je l’ai regardé dans les yeux :
– Gerwald, il faut que je vous dise que ce que vous m’annoncez, c’est dur à entendre pour moi, car sans vous, je n’y arriverai pas. Je crois que je ne vous ai jamais dit combien vous êtes important pour moi et combien je vous apprécie. C’est pour cela que c’est si difficile pour moi de vous voir partir. J’apprécie particulièrement votre esprit d’entreprendre, votre créativité…
Je lui ai dit tout ce que je ressentais. C’était intense. Ses yeux étaient humides d’émotion et les miens aussi. Finalement Gerwald me dit :
– Je suis désolé, je suis désolé. J’y vais et de toute façon je vous rappelle.
Après cette échange, j’ai senti une certaine paix d’avoir osé partager ce que je ressentais et de lui avoir dit, en gros, que je l’aimais.
Une demi-heure plus tard, Gerwald rappelle :
– Hubert, je reste.
– Vous êtes fou. Vous m’avez dit que c’était presque signé, que c’était décidé pour vous…
– Oui, mais dans notre échange, j’ai compris quelque chose que je n’avais jamais compris auparavant. Cette autre entreprise cherchait un Directeur Général. Elle en avait vu trois avant moi qui avaient refusé le poste. Et moi, comme je disais oui, j’étais embauché. En fait, ils cherchent un DG, alors que vous, j’ai compris que ce n’est pas un DG que vous vouliez, c’était moi, c’était ma personne. J’ai compris que j’étais unique à vos yeux, et ça, cela a plus de valeur que tout. Nous reparlerons des aspects matériels, mais quelles que soient les conditions, je reste.
Cet évènement a tout changé entre nous. Il a créé une alliance de fond. Là j’ai compris ce que voulait dire unir l’amour et la compétence. J’avais omis une donnée essentielle : je ne lui avais jamais dit qui il était pour moi. »
Unique et irremplaçable
Nous sommes tous uniques et donc irremplaçables.
Le problème, c’est que, en tant que dirigeant, j’ai souvent tendance à regarder non pas l’unicité de mon collaborateur, ce qu’il est seul à pouvoir donner, mais ce que je souhaite qu’il me donne. Je pointe ce qu’il n’a pas, au lieu de mettre en évidence sa richesse pour qu’il puisse la mettre au service de l’entreprise.
Si vous gérez une entreprise, une organisation ou une équipe, je vous souhaite de pourvoir unir « amour et compétence » : que chaque membre de vos équipes puisse dire combien il se sent unique pour vous parce que vous avez eu le courage de le lui dire après l’avoir aidé à devenir davantage qui il est en développant son unicité au service de l’entreprise, ce qu’il est seul à pouvoir donner.
Que votre journée soit belle,
Pierre
Note : Merci à Hubert de Boisredon qui m’a permis de publier ce témoignage qui se trouve également dans son dernier livre, « Déserter ou s’engager ? Lettre aux jeunes qui veulent changer le monde » (Editions MAME).
Pour aller plus loin, voici les livres écrits par Hubert de Boisredon :
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