Il y a quelques jours j’écoutais une interview du philosophe Martin Steffens. Quand la journaliste lui a demandé de donner une définition de la violence, sa réponse m’a interpelé. D’abord sur la violence de notre monde. Ensuite et surtout, sur ma propre violence.
Un chemin de non-violence
Cela fait une dizaine d’années que la question de la non-violence s’est posée pour moi de façon plus significative. Les enseignements de Marshall Rosenberg approfondis par Isabelle Padovani, m’ont ouvert les yeux sur la violence des relations dont j’étais tantôt acteur, tantôt témoin. Ils m’ont surtout proposé une autre voie, celle de la CNV (Communication Non-Violente). Ce fut une première étape décisive pour moi avec un impact fort sur ma façon d’être en relation avec d’autres et avec moi-même.
Ce qui m’a particulièrement marqué dans la CNV, c’est d’une part, ma responsabilité : je suis responsable de mes émotions et de mes besoins. C’est donc à moi d’en prendre soin.
L’autre étape essentielle pour moi fut la découverte des « deux jeux de la vie ».
- Le jeu du chacal (pour reprendre l’image de Marshall Rosenberg), à savoir « Qui a raison, qui a tort » où la communication a pour intention d’imposer à l’autre mon point de vue, mes solutions, mes idées.
- Le jeu de la girafe : « Donner et recevoir ». Je partage mes idées, « ma vérité », mon ressenti, mes besoins, mes demandes et j’accueille librement les idées, la vérité, le ressenti, les besoins, les demandes de l’autre. Je donne sans attendre en retour et je reçois sans me sentir endetté (ça c’est l’idéal à poursuivre). C’est, ce que j’appelle le jeu de l’amour.
La NOVA (NOn-Violence Active)
Deux années plus tard, j’ai rencontré Benoît et Ariane Thiran qui ont voué leur vie à approfondir, à pratiquer et à enseigner la NOn-Violence Active (NOVA) : un chemin, jamais fini, pour sortir de la violence sous ses différentes formes.
Non au fait de répondre à la violence par la violence (la contre-attaque).
Non au fait de fuir ou de s’écraser face à la violence (la passivité ou la fuite).
Parce qu’il existe une troisième voie, celle empruntée par Gandhi, Martin Luther King, Jésus et bien d’autres.
La Roue du Changement de Regard (*) (RCR) est un outil extraordinaire pour comprendre « où commence la violence » dans notre vie quotidienne, et entrer dans cette troisième voie, l’intégrer et la pratiquer dans nos relations. Benoît a déjà abordé à plusieurs reprises la NOVA et la RCR dans plusieurs articles de ce blog (voir liens au bas de cet article).
Un rapport sans relation
Pour Martin Steffens, le philosophe que j’évoquais au début de cet article
« La violence est un rapport sans relation »
Martin Steffens
Cette définition renvoie immédiatement au viol.
Si je m’arrête là, je risque de ne pas me sentir concerné et de rater tout ce qu’elle peut m’apporter. Or, en entendant cette phrase, une petite voix me dit qu’il y a beaucoup plus, beaucoup plus pour moi.
A chaque fois que je suis en contact avec une personne sans entrer en relation avec elle, je sème de la violence. Si je vais dans un magasin et que je passe à la caisse en ignorant la personne qui scanne mes courses, je lui fais violence. Si j’oublie de dire bonjour, si je ne regarde pas dans le yeux avec humanité ce SDF qui me demande un coup de main, si j’ignore ce que dit un collègue en lui coupant la parole, si … A chaque fois que par mon attitude, je ne reconnais pas l’humanité de cet autre avec lequel je suis pourtant en rapport, je suis violent.
J’ai aussi pris le temps de revisiter mes rapports en famille. Là, aussi, si je veux être honnête, je constate que je ne suis pas toujours en relation. C’est bien sûr plus facile quand tout va bien. Même si, avec les années, une routine peut s’installer et l’attention à l’autre disparaitre petit à petit. Par contre, quand c’est inconfortable, c’est beaucoup plus difficile de « rester en vraie relation ». J’aime mon épouse et mes enfants, pourtant, même avec eux, la relation peut devenir un « rapport » sans relation.
Entrer en relation
Cette phrase me pousse à être particulièrement attentif à toutes mes rencontres afin de ne plus jamais oublier d’entrer en relation. Souvent un simple regard ou un geste suffit.
Pour « être en relation », il ne s’agit pas de mettre sous le tapis ce qui me dérange chez l’autre (son rayé en langage de la RCR) ou ce qui dérange l’autre chez moi (mon rayé), mais bien au contraire d’établir une relation vraie basée sur un échange qui passe par les 4 quadrants de la roue :
comment cela résonne-t-il dans vos vies ?
Comme disent Benoît et Ariane :
« Être non-violent, ce n’est pas ne jamais être violent,
Benoît et Ariane Thiran
c’est devenir de plus en plus conscient de sa propre violence
et ne pas chercher à la justifier. »
Au boulot
L’augmentation continue du nombre de personnes en incapacité de travail pour des raisons psychiques n’est-elle pas le symptôme d’un environnement de travail ressenti par beaucoup comme violent ? Personnellement, j’en suis convaincu. La définition donné par Martin Steffens éclaire cette réalité et en donne les racines.
Le critère numéro un des équipes qui cartonnent tant au niveau des performances qu’au niveau du bien-être, c’est la sécurité psychologique (voir l’article « Qu’est-ce qui rend une équipe vraiment efficace ? »).
Cette sécurité psychologique qui me permet d’être moi-même, de poser des questions et de donner mes idées sans avoir peur de me sentir jugé et en sachant que je serai écouté, d’oser parler de mes erreurs et de mes échecs en sachant que l’équipe sera là pour moi, c’est précisément un environnement non-violent.
Si vous êtes dirigeant ou manager, je vous invite à façonner avec vos collaborateurs une culture de non-violence. Une culture où chacun est invité à prendre conscience de sa propre violence et à lui dire non. Une culture où les collègues peuvent s’interpeller entre eux avec bienveillance à chaque fois que la violence pointe son nez. Contactez-nous, si vous voulez de l’aide pour instaurer une telle culture.
Le contraire de la violence
Plutôt que de se concentrer sur ce qu’il ne faut éviter, il est beaucoup plus efficace de décider ce que nous voulons faire. A force de regarder le précipice pour ne pas y tomber, je risque d’y sombrer faute de me concentrer sur le chemin que je veux réellement emprunter.
Si la violence est ce qui déshumanise, si elle consiste à regarder ou à traiter l’autre comme un objet ou carrément à l’ignorer, que serait son contraire ?
La paix ? Avec les guerres qui font rage pour le moment, c’est peut-être le premier mot qui vous vient à l’esprit.
Personnellement, je choisis l’amour, ce don gratuit de soi et l’accueil libre de l’autre sans vouloir le changer (avec son transparent et son rayé). Aimer l’autre, c’est peut-être avant tout reconnaitre son humanité, son unicité, le fait qu’il soit irremplaçable.
Il y a bien longtemps, un certain Jésus a invité ses disciples à aimer ses ennemis. Mais alors, si j’aime mes ennemis, peuvent-ils encore être mes ennemis ? L’amour serait-il donc toujours plus fort que la violence ?
Que votre journée soit belle,
Pierre
(*) La Roue du Changement de Regard, imaginée par Bruno et Isabelle Eliat-Serck, est expliquée en détails dans le livre « Oser la relation… exister sans écraser« , Bruno et Isabelle Eliat-Serck , coédition Chronique Sociale et Fidélité, 2006
Liens :
- Interview du philosophe, Martin Steffens
- Trois articles sur la Roue du Changement de Regard:
- 2ème clé de la transition : Tout part du regard : il enferme ou libère !
- 2ème clé de la transition : Les trois mécanismes qui bloquent nos relations
- 2ème clé de la transition : Transformer les murs qui nous séparent en ponts !
© Photos : Jackie Chance
A l’inverse de Martin Steffens, la destruction, la haine, la violence… sont des relations ; il est très difficile de dire le contraire. Je me rappelle d’un texte d’Ambroise Monod, dans les Cahiers de la réconciliation, du temps où il était au MIR (Mouvement International de la Réconciliation), pour bien insister que la « violence directe » présente l’intérêt qu’elle reste quelque chose justement de l’ordre de la relation (de mémoire).
Par contre, je peux être d’accord avec cette « non-relation violente », non pas dans la généralité présenté par MS mais comme un manque, une insuffisance. La carence d’amour est une chose un peu difficile à expliciter mais la violence peut s’y introduire.
Même si la généralité de MS comporte une part de vérité, l’histoire illustre que la « non relation » peut dégénérer en violence directe. Je m’intéresse au plus haut point au cheminement de cette « dégradation » de la relation en violence directe en lisant les travaux malheureusement trop méconnus d’un petit mouvement en sciences sociales (Jacques Pain, Richard Hellbrunn et bien d’autres). Leur expérience illustre que le passage à l’acte violent n’est pas forcément une « catastrophe » avec l’idée curieuse (sinon un peu scandaleuse pour certains militants non-violents), et contre-intuitive (et aussi contre la thèse de René Girard) que « la » violence peut être intégrée dans un processus globalement non-violent. Dans le concept de psychoboxe de Hellbrunn on peut même observer qu’une certaine expression de la violence peut (donc) déboucher sur une réconciliation non-violente ou peut-être mieux, d’une vraie résolution de conflit. Je reste toujours sur mon étonnement de 2014 (lors du congrès annuel à Stockensohn du MAN, Mouvement pour une Alternative Non-violente) quand j’ai posé la question de la psychoboxe autant à Yazid Kherfi (médiateur nomade) qu’à Serge Perrin (salarié du MAN Lyon) : le premier ne connaissait pas les « thérapies frappantes », pour le second j’ai perçu que j’avais commis un crime de lèse majesté.
Pourquoi n’y a-t-il pas des ponts entre la non-violence classique ou même la recherche en science de la paix et ce mouvement des sciences sociales qui expérimente la violence en milieu scolaire, dans les clubs de prévention et aujourd’hui dans des instituts de psychoboxe ? Je trouve cela vraiment problématique et surtout dommage.
A mon sens la difficulté de la mouvance non-violente (politique et/ou religieuse) provient de l’impasse d’un travail de réflexion sur « l’Etat non-violent » (soit à mon sens un Etat moins violent) ainsi que de l’impasse (relative) de la proposition d’INSTITUER (bien sûr à un niveau opérationnel) une Défense civile non-violente. La démarche comportementaliste est intéressante mais insuffisante, il faut que la non-violence soit aussi politique. Sinon merci d’animer la toile avec la thématique non-violente.
Raymond Schirmer, Rammersmatt, 30 juillet 2024
Merci Raymond pour le partage de vos réflexions qui nous ouvre d’autres horizons. Personnellement, la définition de Martin Steffens, aussi incomplète ou même inexacte soit-elle, m’a permis de voir une violence en moi que je ne percevais pas vraiment, celle du contact sans relation. La définition pourrait faire croire qu’il suffit d’entrer en relation pour devenir non-violent. Je ne pense pas que ce soit ce que Steffens a voulu dire. Les formes de violences sont nombreuses… Cette définition en met une en exergue.